Face à l’épuisement progressif des ressources halieutiques mondiales, la haute mer – ces vastes étendues océaniques au-delà des juridictions nationales représentant près de 64% de la surface des océans – devient l’objet de préoccupations juridiques majeures. La surpêche, les techniques destructrices et le changement climatique menacent des écosystèmes entiers dans ces zones qui, paradoxalement, demeurent parmi les moins réglementées de la planète. Le cadre normatif actuel, fragmenté entre conventions internationales et organisations régionales, peine à garantir une protection efficace. Cet enjeu cristallise les tensions entre liberté traditionnelle de pêche en haute mer et nécessité de préserver un patrimoine commun de l’humanité, soulevant des questions fondamentales de gouvernance mondiale des océans.
Cadre juridique international : entre fragmentation et évolution
Le régime juridique de protection des ressources halieutiques en haute mer s’est construit progressivement, par strates successives. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, souvent qualifiée de « constitution des océans », constitue le socle fondamental de ce dispositif. Elle consacre la liberté de pêche en haute mer tout en imposant aux États une obligation générale de conservation des ressources biologiques. Son article 117 précise que « tous les États ont l’obligation de prendre les mesures nécessaires à la conservation des ressources biologiques de la haute mer ». Toutefois, ces dispositions demeurent trop générales pour assurer une protection effective.
Face à cette insuffisance, l’Accord de New York de 1995 sur les stocks chevauchants et les grands migrateurs a marqué une avancée significative. Il a introduit des principes novateurs comme l’approche de précaution et l’approche écosystémique. Selon son article 6, « les États appliquent largement l’approche de précaution à la conservation et à la gestion des stocks de poissons ». Cet accord a renforcé le rôle des organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) comme instruments privilégiés de gouvernance.
Le dispositif s’est enrichi avec l’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port (PSMA) adopté en 2009, premier traité contraignant visant spécifiquement à lutter contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN). Il permet aux États d’inspecter les navires étrangers dans leurs ports et de refuser l’entrée aux bateaux suspectés de pêche illégale.
Les limites du cadre actuel
Malgré ces avancées, le système souffre de faiblesses structurelles :
- La fragmentation normative entre différents instruments aux portées variables
- L’absence de mécanisme centralisé de contrôle et de sanctions
- La faible ratification de certains accords clés
- L’insuffisante coordination entre les différentes ORGP
Cette architecture complexe laisse subsister des « zones grises » juridiques exploitées par certains acteurs peu scrupuleux. La Commission baleinière internationale illustre ces limites : malgré le moratoire sur la chasse commerciale à la baleine adopté en 1986, certains États poursuivent cette pratique en invoquant des exceptions scientifiques, comme l’a fait le Japon jusqu’à son retrait de la Commission en 2019.
Les négociations actuelles sur un instrument international juridiquement contraignant relatif à la biodiversité marine dans les zones au-delà des juridictions nationales (BBNJ) témoignent de la prise de conscience internationale quant aux lacunes du système. Ce futur traité pourrait combler certaines failles en établissant un cadre plus cohérent pour la création d’aires marines protégées en haute mer et l’évaluation des impacts environnementaux des activités humaines, dont la pêche.
Le rôle des organisations régionales de gestion des pêches
Les organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) constituent les piliers opérationnels de la gouvernance des ressources halieutiques en haute mer. Ces entités, dotées de mandats spécifiques par zone géographique ou par espèce, disposent de pouvoirs normatifs considérables. La Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA), la Commission des pêches pour le Pacifique occidental et central (WCPFC) ou encore l’Organisation des pêches de l’Atlantique Nord-Ouest (OPANO) figurent parmi les plus influentes.
Ces organisations établissent des mesures de conservation comme les totaux admissibles de captures (TAC), les quotas par pays, les tailles minimales de capture, les restrictions d’engins de pêche ou encore les fermetures spatio-temporelles. L’efficacité de ces mesures varie considérablement selon les ORGP et les espèces concernées. La Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR) est souvent citée comme modèle pour son approche écosystémique et précautionneuse, ayant notamment réussi à réduire drastiquement la pêche INN de la légine australe.
Les ORGP ont progressivement étendu leurs prérogatives au-delà de la simple gestion des stocks pour intégrer des considérations écosystémiques plus larges. Ainsi, certaines ont adopté des mesures visant à protéger les écosystèmes marins vulnérables (EMV) comme les coraux d’eau froide ou les monts sous-marins. L’Organisation des pêches de l’Atlantique du Sud-Est (SEAFO) a par exemple fermé plusieurs zones à la pêche de fond pour protéger ces habitats fragiles.
Surveillance et contrôle : le défi de l’application
Le talon d’Achille des ORGP réside dans leurs mécanismes de surveillance, contrôle et sanction. Pour remédier à cette faiblesse, plusieurs innovations ont été développées :
- Les systèmes de surveillance des navires par satellite (VMS)
- Les programmes d’observateurs embarqués
- La documentation des captures et les systèmes de certification
- Les listes de navires autorisés et les listes noires de navires pratiquant la pêche INN
L’affaire du Thunder, navire de pêche illégale poursuivi sur 10 000 miles nautiques par l’ONG Sea Shepherd en 2015 avant de sombrer dans le golfe de Guinée, illustre les défis de l’application des règles en haute mer. Malgré son inscription sur les listes noires de plusieurs ORGP, ce navire avait opéré impunément pendant des années.
Les ORGP font face à d’autres obstacles structurels comme la prise de décision par consensus qui favorise le plus petit dénominateur commun, les ressources financières limitées, et l’absence de participation de certains États clés. Le phénomène des « États de complaisance« , offrant leurs pavillons à des navires souhaitant échapper aux contrôles, complique davantage la tâche. La création de mécanismes d’évaluation des performances des ORGP, comme recommandé par la FAO, constitue une réponse partielle à ces défis en encourageant la transparence et l’amélioration continue des pratiques de gouvernance.
La lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée
La pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) représente l’une des menaces les plus graves pour la durabilité des ressources halieutiques en haute mer. Selon les estimations de la FAO, elle représenterait jusqu’à 26 millions de tonnes de poissons par an, soit environ 15% des captures mondiales, pour une valeur économique atteignant 23 milliards de dollars. Au-delà de son impact environnemental, cette pêche prive les États côtiers, particulièrement les pays en développement, de ressources vitales et fausse la concurrence au détriment des pêcheurs respectueux des règles.
Le Plan d’action international visant à prévenir, contrecarrer et éliminer la pêche INN, adopté par la FAO en 2001, a posé les bases d’une stratégie globale. Bien que non contraignant, ce plan a inspiré de nombreuses initiatives régionales et nationales. Il définit la pêche INN selon trois catégories : les activités menées sans autorisation ou en violation des lois nationales ou internationales (illicite), les captures non déclarées ou falsifiées (non déclarée), et les pêches en zone non réglementée ou par des navires sans nationalité (non réglementée).
L’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port (PSMA) constitue l’instrument juridique le plus ambitieux dans ce domaine. Entré en vigueur en 2016, il oblige les États parties à exercer un contrôle plus rigoureux sur les navires de pêche étrangers cherchant à utiliser leurs ports. Les navires doivent demander une autorisation préalable d’entrée au port et fournir des informations détaillées sur leurs activités. Les États peuvent refuser l’accès aux navires suspectés de pêche INN, ou interdire le débarquement et la commercialisation de leurs captures.
Technologies et innovations dans la lutte contre la pêche INN
Les avancées technologiques transforment progressivement la lutte contre la pêche illégale :
- Le système d’identification automatique (AIS) et les systèmes de surveillance des navires (VMS) permettent de suivre les déplacements des bateaux
- L’imagerie satellitaire et les drones facilitent la détection des navires même lorsqu’ils désactivent leurs transpondeurs
- L’intelligence artificielle aide à analyser les comportements suspects
- La technologie blockchain commence à être utilisée pour assurer la traçabilité des produits de la mer
Des initiatives comme Global Fishing Watch, partenariat entre Google, Oceana et SkyTruth, mettent ces technologies à disposition du public, créant une transparence sans précédent dans le secteur. Cette plateforme permet de visualiser l’activité de pêche mondiale en temps quasi-réel, facilitant l’identification des comportements suspects.
Sur le plan juridique, le principe de responsabilité de l’État du pavillon demeure fondamental mais insuffisant. Des approches complémentaires émergent, comme la responsabilité de l’État du port, la responsabilité de l’État de commercialisation (avec des réglementations comme celle de l’Union européenne contre la pêche INN adoptée en 2010), et même la responsabilité de l’État de nationalité des bénéficiaires effectifs des navires. Cette multiplication des niveaux de responsabilité vise à fermer les échappatoires juridiques exploitées par les opérateurs illégaux.
Vers une approche écosystémique de la gestion des pêcheries
La protection des ressources halieutiques en haute mer évolue progressivement d’une approche monospécifique, centrée sur les espèces commerciales, vers une approche écosystémique plus holistique. Cette transition conceptuelle majeure reconnaît l’interdépendance des différentes composantes de l’écosystème marin et la nécessité de préserver son intégrité fonctionnelle pour garantir la durabilité des pêcheries.
Cette approche, formalisée dans le Code de conduite pour une pêche responsable de la FAO en 1995, puis renforcée par les Directives techniques pour une approche écosystémique des pêches en 2003, implique de considérer non seulement les espèces cibles mais aussi les espèces accessoires, les habitats et les interactions trophiques. Elle intègre des principes comme la précaution, l’adaptabilité et la participation des parties prenantes.
L’application concrète de cette approche se manifeste notamment par la création d’aires marines protégées (AMP) en haute mer. Ces zones, où les activités humaines sont restreintes ou interdites, servent de refuges pour les espèces menacées et de laboratoires naturels pour étudier les écosystèmes non perturbés. La mer de Ross en Antarctique, protégée depuis 2016 par une décision de la CCAMLR, constitue la plus grande AMP en haute mer avec 1,55 million de km². Cette zone abrite plus de 10 000 espèces, dont des manchots empereur, des baleines de Minke et le poisson des glaces antarctique.
Les mesures techniques évoluent également pour minimiser les impacts écosystémiques. L’interdiction progressive des filets dérivants, la modification des engins de pêche pour réduire les prises accessoires, l’installation de dispositifs d’exclusion des tortues (TED) ou d’effarouchement des oiseaux illustrent cette tendance. La Commission interaméricaine du thon tropical (CITT) a ainsi développé des programmes ambitieux pour réduire les captures accidentelles de dauphins dans les pêcheries de thon, conduisant à une réduction de 99% de la mortalité des dauphins depuis les années 1980.
Défis scientifiques et juridiques
L’approche écosystémique se heurte à plusieurs obstacles :
- Les lacunes dans les connaissances scientifiques sur le fonctionnement des écosystèmes profonds
- La difficulté d’établir des indicateurs pertinents pour évaluer l’état des écosystèmes
- Les coûts élevés de la collecte de données en haute mer
- La complexité de traduire des concepts écologiques en mesures juridiques contraignantes
Le développement des évaluations d’impact environnemental (EIE) pour les activités de pêche constitue une voie prometteuse. Ces procédures, encore peu utilisées dans le domaine halieutique comparativement à d’autres secteurs comme l’exploitation minière ou pétrolière, permettraient d’anticiper et de minimiser les effets négatifs potentiels. Les négociations sur le traité BBNJ (Biodiversité marine au-delà des juridictions nationales) incluent des dispositions sur les EIE qui pourraient combler cette lacune.
L’intégration des connaissances traditionnelles des communautés de pêcheurs dans la gestion écosystémique représente un autre enjeu majeur. Ces savoirs, transmis de génération en génération, peuvent compléter les données scientifiques formelles et améliorer l’acceptabilité sociale des mesures de conservation. Le Forum des pêcheurs du Pacifique illustre cette approche inclusive en valorisant l’expertise des pêcheurs artisanaux dans la gouvernance régionale.
Horizons futurs : vers une gouvernance océanique intégrée
L’avenir de la protection juridique des ressources halieutiques en haute mer s’inscrit dans une refonte plus large de la gouvernance océanique mondiale. Les limites du système actuel, fragmenté et réactif, appellent à l’émergence d’un cadre plus cohérent, proactif et adaptatif. Plusieurs tendances dessinent les contours de cette évolution nécessaire.
Le futur traité sur la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (BBNJ), en cours de négociation sous l’égide des Nations Unies, pourrait constituer une avancée décisive. Ce « traité de la haute mer » vise à combler les lacunes du cadre juridique existant en établissant des mécanismes pour la création d’aires marines protégées, le partage des bénéfices issus des ressources génétiques marines, la conduite d’études d’impact environnemental et le renforcement des capacités des pays en développement. Sa finalisation et sa mise en œuvre efficace représentent un enjeu majeur pour les prochaines années.
L’intégration progressive des Objectifs de Développement Durable (ODD) dans la gouvernance halieutique transforme également l’approche juridique. L’ODD 14 « Vie aquatique » fixe des cibles ambitieuses, notamment la fin de la surpêche et de la pêche illégale d’ici 2020 (cible 14.4) et la conservation d’au moins 10% des zones marines et côtières d’ici 2020 (cible 14.5). Bien que ces échéances n’aient pas été respectées, elles orientent l’action internationale et servent de référence pour évaluer les progrès accomplis.
Innovations juridiques et institutionnelles
De nouveaux concepts juridiques émergent pour répondre aux défis contemporains :
- La reconnaissance de droits à la nature, permettant aux écosystèmes marins d’être représentés juridiquement
- L’application du principe de précaution renforcé exigeant la preuve de l’innocuité avant d’autoriser certaines activités
- Le développement de mécanismes de compensation écologique pour les dommages causés aux écosystèmes marins
- L’instauration d’un tribunal international spécialisé pour les questions maritimes
Sur le plan institutionnel, certains experts préconisent la création d’une Organisation mondiale des océans qui centraliserait la gouvernance maritime, actuellement dispersée entre multiples entités comme la FAO, l’Organisation maritime internationale, le Programme des Nations Unies pour l’environnement et les diverses ORGP. Cette structure pourrait harmoniser les règles, coordonner la recherche scientifique et superviser l’application des normes internationales.
L’implication croissante des acteurs non étatiques transforme également le paysage juridique. Les organisations non gouvernementales comme Greenpeace, WWF ou Oceana ne se contentent plus d’un rôle de plaidoyer mais participent activement à la surveillance des activités en mer, à la collecte de données scientifiques et même à l’élaboration des normes internationales. Le secteur privé développe des initiatives d’autorégulation, à l’image du Marine Stewardship Council qui certifie les pêcheries durables selon des critères stricts.
Les nouvelles technologies continueront de révolutionner la gouvernance des pêches en haute mer. L’intelligence artificielle, l’internet des objets, les biotechnologies et l’analyse de mégadonnées offrent des possibilités inédites pour la surveillance, la traçabilité et l’évaluation des stocks. Ces innovations soulèvent toutefois des questions juridiques complexes concernant la propriété des données, la vie privée et la souveraineté numérique qui devront être résolues pour garantir une utilisation équitable et éthique de ces outils.
La protection des ressources halieutiques en haute mer se trouve ainsi à la croisée des chemins. Entre l’approche traditionnelle de liberté des mers et les appels à une gouvernance plus stricte des biens communs mondiaux, un nouveau paradigme juridique doit émerger. Ce paradigme devra concilier impératifs écologiques, considérations économiques et préoccupations sociales dans une perspective de durabilité à long terme. La réponse à ce défi déterminera non seulement l’avenir des pêcheries mondiales mais aussi celui de la gouvernance internationale dans un monde aux ressources limitées.