La protection juridique des semences traditionnelles à l’ère de la biodiversité menacée

La conservation des semences traditionnelles représente un enjeu majeur à la croisée du droit de l’environnement, du droit rural et des droits des communautés locales. Face à l’érosion génétique provoquée par l’agriculture industrielle, les cadres juridiques nationaux et internationaux évoluent pour protéger ce patrimoine vivant. Tandis que le Protocole de Nagoya et le Traité international sur les ressources phytogénétiques tentent d’harmoniser les approches globales, les législations nationales oscillent entre protection des obtenteurs et reconnaissance des droits des agriculteurs. Ce défi juridique complexe soulève des questions fondamentales sur la propriété du vivant, la sécurité alimentaire et la préservation des savoirs traditionnels dans un contexte où biodiversité cultivée et souveraineté alimentaire sont intrinsèquement liées.

Fondements juridiques internationaux de la protection des semences traditionnelles

La protection juridique des semences traditionnelles s’inscrit dans un cadre international complexe, élaboré progressivement depuis les années 1990. La Convention sur la Diversité Biologique (CDB) de 1992 constitue la première pierre angulaire de ce dispositif. Elle reconnaît explicitement la souveraineté des États sur leurs ressources génétiques et pose le principe du consentement préalable et du partage des avantages pour l’accès aux ressources génétiques. Cette convention marque un tournant décisif en reconnaissant l’importance des communautés autochtones et locales dans la conservation de la biodiversité.

Le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA), adopté en 2001 sous l’égide de la FAO, vient compléter ce dispositif. Il établit un système multilatéral d’accès et de partage des avantages spécifiquement dédié aux semences agricoles. Son article 9 reconnaît formellement les « droits des agriculteurs » qui incluent :

  • La protection des connaissances traditionnelles
  • Le droit de participer équitablement au partage des avantages
  • Le droit de participer à la prise de décisions sur les questions relatives aux ressources phytogénétiques

Le Protocole de Nagoya, adopté en 2010, renforce les dispositions de la CDB en matière d’accès aux ressources génétiques et de partage juste et équitable des avantages. Il impose aux États de prendre des mesures pour garantir que l’accès aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles associées se fasse avec le consentement préalable donné en connaissance de cause des communautés autochtones et locales.

Ces instruments juridiques internationaux se heurtent toutefois à d’autres régimes juridiques, notamment celui de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et plus particulièrement l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). L’article 27.3(b) de cet accord oblige les États membres à protéger les variétés végétales soit par des brevets, soit par un système sui generis efficace, soit par une combinaison des deux. Cette obligation a conduit de nombreux pays à adopter des systèmes de protection des obtentions végétales inspirés de la Convention UPOV (Union internationale pour la protection des obtentions végétales), qui privilégie les droits des obtenteurs professionnels au détriment des pratiques traditionnelles de conservation et d’échange de semences.

La tension entre ces différents régimes juridiques internationaux reflète des visions divergentes de la propriété sur le vivant et de la valeur accordée aux pratiques agricoles traditionnelles. D’un côté, les instruments liés à la biodiversité reconnaissent la valeur des semences traditionnelles et des savoirs associés; de l’autre, les régimes de propriété intellectuelle tendent à favoriser l’innovation commerciale et l’agriculture industrielle. Cette dichotomie se retrouve dans les législations nationales qui tentent, avec plus ou moins de succès, de concilier ces approches contradictoires.

Régimes juridiques nationaux : entre restriction et reconnaissance

Les cadres juridiques nationaux relatifs aux semences traditionnelles présentent une grande hétérogénéité, reflétant des approches philosophiques et politiques divergentes face à la biodiversité cultivée. En Europe, le règlement CE 2100/94 instituant un régime de protection communautaire des obtentions végétales et la directive 2002/55/CE concernant la commercialisation des semences de légumes ont longtemps imposé des critères stricts d’homogénéité et de stabilité, défavorables aux variétés traditionnelles. Cependant, la directive 2009/145/CE a introduit une ouverture en admettant des dérogations pour les « variétés de conservation » et les « variétés sans valeur intrinsèque ».

La France illustre parfaitement cette évolution graduelle. Longtemps caractérisé par un système restrictif basé sur le Catalogue officiel des espèces et variétés, le droit français s’est assoupli avec le décret n°2015-1731 relatif à la conservation des ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation. Ce texte reconnaît officiellement les collections de ressources phytogénétiques maintenues par des associations ou des particuliers et crée un statut juridique pour les gestionnaires de ces collections. La loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016 a renforcé cette orientation en affirmant que « les agriculteurs ont le droit d’utiliser des semences de ferme ».

À l’opposé, l’Inde a développé une approche plus protectrice des semences traditionnelles avec sa Protection of Plant Varieties and Farmers’ Rights Act de 2001. Cette législation pionnière reconnaît explicitement les droits des agriculteurs à « conserver, utiliser, échanger, partager ou vendre les produits de leur ferme, y compris les semences ». Elle met également en place un mécanisme de protection des variétés paysannes et prévoit un fonds national pour le bien-être des agriculteurs.

Études de cas contrastées

Au Mexique, berceau du maïs, la loi fédérale sur les variétés végétales de 1996 a été complétée en 2020 par la loi pour la promotion et la protection du maïs natif, qui interdit l’utilisation de maïs génétiquement modifié et prévoit des mesures de sauvegarde des variétés traditionnelles. Cette législation reconnaît explicitement le rôle des communautés autochtones dans la conservation de l’agrobiodiversité.

À l’inverse, certains pays africains, sous l’influence d’organisations régionales comme l’OAPI (Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle), ont adopté des cadres juridiques inspirés de la Convention UPOV de 1991, particulièrement restrictifs pour les pratiques paysannes traditionnelles. L’annexe X de l’Accord de Bangui révisé impose ainsi des critères stricts de distinction, d’homogénéité et de stabilité, inadaptés aux variétés paysannes.

Ces disparités législatives montrent que la protection juridique des semences traditionnelles reste tributaire des choix politiques nationaux, malgré l’existence de cadres internationaux. Les pays qui valorisent leur patrimoine agricole traditionnel et reconnaissent le rôle des petits agriculteurs dans la sécurité alimentaire tendent à développer des législations plus favorables à la conservation in situ des semences traditionnelles. Cette diversité d’approches témoigne des tensions persistantes entre les modèles agricoles industriels et paysans, ainsi qu’entre les conceptions marchande et patrimoniale des ressources génétiques.

Propriété intellectuelle et semences : un équilibre fragile

La question de la propriété intellectuelle constitue un nœud gordien dans l’encadrement juridique des semences traditionnelles. Deux visions s’affrontent : d’un côté, les droits d’obtention végétale (DOV) et les brevets qui privatisent les ressources génétiques; de l’autre, les conceptions communautaires qui considèrent les semences comme un patrimoine collectif.

Les droits d’obtention végétale, codifiés par les conventions UPOV de 1961, 1978 et 1991, constituent le principal mécanisme de propriété intellectuelle appliqué aux variétés végétales. Contrairement aux brevets, ils comportent deux exceptions majeures : l’exception de recherche, qui permet d’utiliser une variété protégée pour en créer une nouvelle, et le « privilège de l’agriculteur », qui autorise, sous conditions, l’utilisation de semences de ferme. Toutefois, la version de 1991 de la Convention UPOV a considérablement réduit la portée de ce privilège, le rendant facultatif et soumis à redevance.

Les brevets sur le vivant, particulièrement développés aux États-Unis depuis l’arrêt Diamond v. Chakrabarty de 1980, offrent une protection plus restrictive. En Europe, la directive 98/44/CE relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques autorise le brevetage de gènes ou de séquences d’ADN isolés de leur environnement naturel. Ces brevets peuvent affecter indirectement les semences traditionnelles lorsqu’elles contiennent naturellement des gènes brevetés, créant des situations juridiques complexes comme l’illustre l’affaire Monsanto Canada Inc. contre Schmeiser.

Face à ces mécanismes d’appropriation privée, des alternatives juridiques émergent pour protéger les semences traditionnelles tout en préservant leur caractère de bien commun :

  • Les systèmes sui generis de protection des variétés, comme celui développé par l’Inde, qui reconnaissent les droits des agriculteurs
  • Les indications géographiques, qui peuvent protéger indirectement les semences locales en valorisant les produits qui en sont issus
  • Les licences libres appliquées aux semences, inspirées des logiciels libres, comme l’Open Source Seed Initiative (OSSI)

La question des savoirs traditionnels associés

Au-delà des semences elles-mêmes, la protection juridique des connaissances traditionnelles associées constitue un défi majeur. Ces savoirs, transmis de génération en génération, concernent notamment les techniques de sélection, de conservation et d’utilisation des semences. Le Protocole de Nagoya oblige les États à prendre des mesures pour garantir que l’accès à ces connaissances se fasse avec le consentement préalable des communautés et selon des conditions mutuellement convenues.

Certains pays ont développé des mécanismes innovants pour protéger ces savoirs traditionnels. Le Pérou a ainsi mis en place un registre des connaissances collectives des peuples autochtones liées aux ressources biologiques. L’Équateur, dans sa constitution de 2008, interdit toute forme d’appropriation des connaissances collectives et des ressources génétiques associées.

Le défi pour les systèmes juridiques contemporains consiste à développer des formes de protection qui respectent le caractère collectif et évolutif des savoirs traditionnels, tout en empêchant leur appropriation indue. Cette protection doit être pensée non comme une fin en soi, mais comme un moyen de préserver la diversité bioculturelle et de garantir les droits des communautés qui ont développé et maintenu ces savoirs au fil des siècles.

Enjeux de conservation ex situ : banques de semences et cadres juridiques

La conservation ex situ des semences traditionnelles, réalisée hors de leur milieu naturel dans des banques de gènes ou des conservatoires, soulève des questions juridiques spécifiques. Ces structures, qu’elles soient publiques, privées ou communautaires, jouent un rôle fondamental dans la préservation de la diversité génétique agricole face aux menaces d’érosion. Le Traité international sur les ressources phytogénétiques reconnaît leur importance et établit un cadre pour leur gouvernance.

Les banques de semences nationales, comme le Centre de Ressources Biologiques (CRB) géré par l’INRAE en France ou la Svalbard Global Seed Vault en Norvège, sont généralement régies par des statuts publics qui définissent leurs missions et leurs modalités de fonctionnement. En France, le décret n°2015-1731 a clarifié le statut juridique de ces collections en créant les notions de collection nationale et de gestionnaire de collection. Ce texte définit les obligations des gestionnaires en termes de conservation et de mise à disposition des ressources.

Les banques de semences communautaires, développées par des associations ou des collectifs d’agriculteurs, opèrent souvent dans un cadre juridique moins formalisé. Leur reconnaissance légale varie considérablement selon les pays. Au Népal, la loi sur les semences de 2008 reconnaît explicitement le rôle des banques de semences communautaires dans la conservation et l’utilisation durable de l’agrobiodiversité. En France, ces initiatives peuvent désormais être reconnues comme gestionnaires de collections, sous réserve de respecter certaines conditions.

Statut juridique des collections et accès aux ressources

Le statut juridique des collections ex situ détermine les conditions d’accès et d’utilisation des semences qu’elles conservent. Les collections constituées avant l’entrée en vigueur de la Convention sur la Diversité Biologique (1993) ne sont pas soumises au principe de souveraineté nationale sur les ressources génétiques. C’est notamment le cas des collections détenues par les Centres internationaux de recherche agronomique (CIRA) du CGIAR, qui ont conclu des accords spécifiques avec la FAO pour les placer sous le régime du TIRPAA.

Pour les collections plus récentes, l’accès est généralement conditionné par :

  • L’obtention du consentement préalable du pays d’origine et/ou des communautés concernées
  • La négociation de conditions mutuellement convenues, incluant le partage des avantages
  • Le respect des législations nationales sur l’accès aux ressources génétiques

La mise en œuvre de ces principes reste complexe et inégale. Certains pays, comme la France avec sa loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016, ont développé des procédures détaillées d’accès et de partage des avantages. D’autres peinent encore à transposer les principes internationaux dans leur droit interne.

Un défi majeur concerne le statut des données numériques sur les séquences génétiques (DSI). Ces informations, issues du séquençage des génomes, peuvent être utilisées pour développer de nouvelles variétés sans accéder physiquement aux semences. Leur statut juridique reste incertain : doivent-elles être soumises aux mêmes règles d’accès et de partage des avantages que les ressources génétiques physiques ? Cette question fait l’objet de négociations internationales intenses, notamment dans le cadre de la CDB et du TIRPAA.

Les banques de semences, en tant que gardiennes d’un patrimoine génétique précieux, se trouvent ainsi au cœur de débats juridiques complexes sur la propriété, l’accès et le partage des avantages. Leur encadrement juridique doit concilier des objectifs parfois contradictoires : faciliter l’accès pour la recherche et la sélection, tout en garantissant une répartition équitable des bénéfices et en respectant les droits des communautés d’origine.

Vers une reconnaissance renforcée des droits des agriculteurs sur leurs semences

L’évolution récente du droit des semences traditionnelles s’oriente vers une reconnaissance accrue des droits des agriculteurs, rééquilibrant progressivement un cadre longtemps dominé par les intérêts des obtenteurs professionnels et de l’industrie semencière. Cette tendance se manifeste tant au niveau international que dans certaines législations nationales novatrices.

Le concept de droits des agriculteurs, formalisé dans le TIRPAA, englobe plusieurs dimensions : droits sur les semences, protection des savoirs traditionnels, participation au partage des avantages et aux processus décisionnels. Sa mise en œuvre concrète reste toutefois inégale et souvent insuffisante. Le Comité directeur du TIRPAA sur les droits des agriculteurs, créé en 2018, travaille à l’élaboration d’options pour encourager et guider les pays dans la réalisation de ces droits.

Des avancées significatives peuvent être observées dans certaines législations nationales. L’Équateur, dans sa Loi organique sur l’agrobiodiversité, les semences et la promotion de l’agriculture durable de 2017, reconnaît explicitement le droit des agriculteurs à conserver, utiliser, échanger et vendre leurs semences traditionnelles. Cette loi interdit toute restriction légale ou technologique à ces droits et met en place un système participatif de garantie pour les semences paysannes.

En Europe, malgré un cadre globalement restrictif, des évolutions positives se dessinent. Le règlement UE 2018/848 relatif à la production biologique reconnaît l’importance du matériel hétérogène biologique et ouvre la voie à la commercialisation de semences non homogènes. L’Italie a adopté en 2015 une loi pionnière sur la biodiversité agricole qui reconnaît le droit des agriculteurs à échanger des semences de variétés inscrites dans un registre national de la biodiversité d’intérêt agricole et alimentaire.

Défis et perspectives pour une protection effective

Malgré ces avancées, de nombreux obstacles persistent pour une reconnaissance effective des droits des agriculteurs sur leurs semences traditionnelles :

  • La primauté accordée aux droits de propriété intellectuelle dans les accords commerciaux internationaux
  • Les difficultés d’accès à la justice pour les communautés rurales
  • Le manque de moyens pour documenter et valoriser les variétés traditionnelles
  • Les risques liés aux nouvelles technologies génétiques et à la biopiraterie numérique

Face à ces défis, des stratégies juridiques innovantes émergent. Les protocoles bioculturels communautaires, développés par des communautés locales avec l’appui d’organisations comme Natural Justice, définissent les conditions d’accès à leurs ressources et savoirs selon leurs propres valeurs et coutumes. Ces documents, reconnus par le Protocole de Nagoya, renforcent la position des communautés dans leurs interactions avec les acteurs externes.

Le contentieux stratégique constitue une autre voie prometteuse. Des affaires comme celle du maïs génétiquement modifié au Mexique, où des organisations paysannes ont obtenu en 2013 une injonction judiciaire suspendant les autorisations de culture commerciale, montrent que le recours aux tribunaux peut parfois permettre de faire prévaloir les droits des agriculteurs face aux intérêts industriels.

À plus long terme, la reconnaissance effective des droits des agriculteurs sur leurs semences traditionnelles nécessite une refonte profonde des systèmes juridiques pour intégrer pleinement les principes de souveraineté alimentaire et de droits collectifs sur les ressources génétiques. Cette évolution implique de dépasser l’opposition artificielle entre conservation et utilisation, entre tradition et innovation, pour reconnaître le caractère dynamique des systèmes semenciers paysans.

Les semences traditionnelles, loin d’être de simples vestiges du passé, représentent un patrimoine vivant et évolutif, constamment adapté par les agriculteurs aux conditions locales et aux défis climatiques. Leur protection juridique, pour être efficace, doit reconnaître cette dimension dynamique et soutenir les processus d’innovation paysanne plutôt que de les figer dans une conception statique de la conservation.